La belote. Quand on a besoin d'argent et qu'on ne connaît que des jeux de cartes russes complètement tarabiscotés, on se rabat sur les jeux simples. Et c'est tombé sur la belote. C'est surtout que j'avais envie de tenter ma chance. Depuis trois semaines, je m'étais enfermé chez moi et je m'étais installé à mon atelier. J'avais enfin obtenu des cheveux de vélane, superbes, que m'envoyait une connaîssance que j'avais rencontrée en arrivant en Angleterre. Elle était repartie vivre en France l'année suivante, et m'avait promis de m'envoyer quelques cheveux de vélane si celles qu'elle connaîssait acceptaient de lui en offrir, et j'en avais reçu une douzaine en début de mois, dans un petit écrin de velours. Depuis vingt jours, je polissais le bois de mes baguettes, travaillais le détail des pommeaux, j'en avais même marquetée une, que je comptais bien me garder, avec l'emblème de ma famille en relief, dorée à l'or fin sur le bois d'ébène, de la même taille que la mienne, et tout le long, les incrustations de bois plus clair semblaient former des volutes aux nuances de brun sombre et de rouge. Il faut dire que les baguettes de Gregorovitch, quoi que je les trouve bien plus efficaces que celles d'Ollivanders (j'en ai trois dans ma « vitrine à trophées »), étaient atrocement inconfortables dans la prise en main. J'avais la chance d'en avoir une simple, faite à partir d'une branche à peu près droite, et je ne prétends pas au savoir-faire de celui que les sorciers d'Europe de l'est considèrent comme le plus grand fabriquant de baguettes de tous les temps, cependant je comptais bien réussir un jour à créer des baguettes qui ne se briseraient pas sous la puissance de sorts trop complexes. C'était bien là un des grands désavantages de mes baguettes, en plus de leur nombre restreint : en dehors des sorts basiques de la vie de tout les jours, lorsque les choses se compliquaient un peu, elles tenaient rarement bien la charge magique. Mais elles avaient pour elles une esthétique toute particulière. Sur les sept baguettes en cours de fabrication, ma seconde favorite était en bois d'acacia, sombre, et la prise, couverte de nacre, était en forme de queue de dragon aux écailles lisses, très agréable à prendre en main. A une heure, donc, de cette soirée belote avec mise, j'avais terminé quatre baguettes, dont les deux citées précédemment, en glissant en leur cœur un de ces cheveux de vélane à chacune. Je les pris, et descendis au sous-sol du manoir, où j'essayais chacune de mes baguettes, puis sortis celle que j'avais acheté il y a vingt-deux ans chez Gregorovitch.
– Accio cible.
Le mannequin se rapprocha à toute vitesse et j'eus à peine le temps de mettre ma main devant moi pour l'arrêter qu'il la heurtait déjà avec force. J'oubliais à chaque fois qu'il était légèrement plus lourd que ma boite de cigares, la seule chose que j'amenais à moi régulièrement par le biais de ce sort. Je le repoussais donc un peu, et posais sur ses épaules deux cubes de bois, comme on donne aux jeunes enfants pour les amuser, avec des lettres colorées sur chaque cube. Je sortis tout d'abord celle au manche de nacre.
- Accio cube de bois.
Docilement, le cube vint se lover dans le creux de ma main. Lorsque je prononçais la formule « wingardium leviosa », il s'en souleva sans problème, et suivit les directions que le bout de la baguette lui imposait. Elle ne m'était pas particulièrement adaptée, si je la maîtrisais à peu près, c'est seulement parce que je l'avais fabriquée, mais je savais bien que je n'en exploitais pas tout le potentiel. Rompant le sort, je le repris de volée d'un expelliarmus d'une précision millimétrée, et le cube partit dans les airs jusqu'au bout de la salle. Je rangeais la baguette dans un des écrins sur la table à côté de moi, et tirais celle à la tête de loup dorée. J'avais envie d'en exploiter le potentiel. Je ramenais à moi le cube d'un accio, et il vint de nouveau se lover dans ma main. Je le lançais en l'air, lançai un assurdiato pendant sa montée, puis le ciblai de ma baguette. Quand il arriva à hauteur de mes yeux, je lançais un diffindo, et agitais par quatre reprises ma baguette comme si il c’eût agi d'une épée, frappant de taille par trois fois et finissant par un estoc, et observai les morceaux de bois tomber au sol dans un petit bruit mat.
– Evanesco.
Le cube de bois disparut sans un bruit. Je testai ainsi les autres baguettes que j'avais descendues, et malheureusement, force fut de constater que je n'avais pas assez bien serré le bois de la troisième autour du cheveu de vélane, puisque celle-ci cassa en m'enfonçant dans la main quelques échardes de belles tailles, que j'en retirais bien vite avant de passer ma main sous l'eau. Elles n'étaient pas rentrées assez profondément dans ma chair pour me faire saigner, c'était ça de pris. J'emportais avec moi la seule baguette que je n'ai pas détaillée jusqu'à lors. Vingt quatre centimètres de long, bois de houx, et bien évidemment, cheveu de vélane. Très raide, un manche court, plutôt adapté pour une main de femme. C'est involontairement que je l'avais fabriquée ainsi, ce n'était pas tant par envie de faire une baguette pour femmes que parce que j'avais mal coupé le bois à la base et que j'avais du par conséquent réduire la taille de la baguette. Avec un peu de chance, je trouverais bien un acquéreur. La poignée en elle-même était assez agréable à prendre en main, et le serait probablement plus encore pour quelqu'un ayant une main plus fine que la mienne. Elle se distinguait de l'autre partie par une largeur un peu plus importante en bas du pommeau et au bout de la prise, et était légèrement courbée, de manière à ressembler à une sorte de khepesh. Une baguette particulièrement originale que j'exhiberais ce soir au lieu de la mienne, quoi que je la gardais avec moi en cas de besoin malgré tout, bien évidemment.
Et c'est ainsi que pour tuer le temps après trois semaines de travail acharné j'avais rejoint des joueurs de belote au chaudron baveur en vue de miser un peu d'argent. Je n'étais pas en manque, non, mais il y avait longtemps que je n'avais plus joué. Arrivé dans l'établissement, je passais au comptoir quelques instants, le temps de commander une boisson forte, et allais m'assoir aux côtés de mes camarades de jeu du soir, à qui j'avais déjà tenu compagnie sans jouer deux ou trois fois avant de m'enfermer chez moi. Je m'installais à un siège, et saluais tout le monde d'un signe de tête. Deux visages ne me revenaient pas, alors pour commencer la soirée gentiment, j'ai hoché la tête en donnant mon prénom, histoire de me présenter rapidement, et j'observais jouer le tour en cours. Un des joueurs n'en avait plus pour longtemps. A forces de coupes, de belotes et de rebelotes, le joueur en question, un sorcier d'un certain âge portant un énorme chapeau noir et une robe noire étriquée aux épaules, se leva et annonça qu'il se retirait. Je pris sa place à table et posais devant moi l'argent prévu pour les mises.Le serveur m'apporta ma boisson. La soirée pouvait commencer.